par
Jean-René Brunetière
Ingénieur général des Ponts, des eaux et des forêts
Je ne suis pas « énarque », mais je ne vaux pas mieux…

Juste ma coloration « technique » me distingue de mes frères en Administration, et dès ma 5ème année d’exercice, j’ai occupé des postes identiques à ceux qui étaient offerts aux « énarques ».
J’ai suivi le même parcours : « prépa » harassante, concours, études (et même pension complète) offertes par la République (en contrepartie d’un engagement de servir).
Mes études, fort intéressantes en soi (pour qui entre en mathématique comme en poésie et en physique comme en exploration) ont comporté environ 10 % d’enseignements directement utiles à mes futures fonctions, de sorte que j’ai le souvenir de beaucoup de maladresses dans mes premières années (et peut-être au-delà ? j’en suis mauvais juge).
Du coup, j’ai saisi toutes les occasions de reprendre des formations au cours de ma carrière (en total cumulé, de l’ordre d’un an), car j’avais le sentiment que les études et l’expérience doivent s’envisager dans une relation dialectique : difficile d’enseigner les relations humaines (l’essentiel de nos jobs dans l’administration) à des jeunes sans expérience professionnelle. J’ai été convié à le faire à l’ENA pendant quelques années[1] et je me souviens du contraste entre les élèves issus du concours externe, largement à côté de la plaque et fonctionnant sur des slogans « main stream » et les « concours interne », beaucoup plus congruents et déjà un peu lavés de quelques préjugés par la confrontation à la vie réelle de l’encadrement.
Dans les courses de fond, si la carrière administrative s’apparente à une course de fond, on prévoit des ravitaillements en route. Dans notre cas, on bourre avec « un peu de tout » un immense sac à dos pendant 5 à 7 ans après le bac, puis on vous lance dans la « Transadministration » où vous n’aurez plus aucun ravitaillement jusqu’à la retraite. En plus, si certains riverains (vos subordonnés, par exemple) seraient prêts à vous tendre une banane ou un verre d’eau, vous ne le prenez pas, parce que vous êtes le chef.
De fait, j’ai vu beaucoup de souffrance dans les rangs administratifs, d’absence d’écoute (en contraste avec un vocabulaire toujours très humaniste), de pertes d’efficacité et, pire, de perte de sens, faute de compétences en management des collectivités.
A la DDE de Perpignan, j’ai vu arriver un jour un nouveau directeur. Sur le premier chantier qu’il a visité, il a remarqué une microfissuration des abouts de poutres précontraintes, et a fait une petite conférence improvisée sur la microfissuration des abouts de poutre. Il y a gagné un grand prestige dans tout le personnel. Tout le monde était fier d’avoir un tel ingénieur pour chef. Il a été en définitive un bon directeur, mais sûrement pas grâce à sa connaissance du béton précontraint !

On n’apprend pas le béton précontraint à l’ENA, ce sont d’autres techniques, mais le phénomène est similaire : on juge la personne sur ses connaissances juridiques, géopolitiques, historiques, économiques et financières… qui lui permettront de répondre directement et du tac au tac au ministre qui putativement lui poserait une question. Dès lors, il va être inapte à la subsidiarité. Rappelons que dans la doctrine thomiste (à laquelle vous n’êtes pas obligés d’adhérer, mais qui sur ce point précis a prouvé quelque efficacité) faire faire une tâche par un échelon supérieur à celui auquel elle pourrait être attribuée est une faute morale apparentée au vol. les administrations ont des traditions différentes sur ce plan, mais globalement, on constate un cruel déficit de délégation réelle. C’est normal, si le chef sait tout !
Je ne nie pas que la question présente quelque paradoxe, puisque la seule légitimité dans l’Etat vient de tout en haut et qu’une organisation ne devient efficace que si elle libère l’initiative de tous ses échelons, mais cette question essentielle (et largement soluble dans la pratique) n’est de fait que très rarement posée dans ces termes.
Incontestablement, on connait un déclin de l’ENA, dû à une conjonction de facteurs[2] :
- Le déclin du rôle et de l’image de l’Etat
- La domination de plus en plus forte des critères d’argent sur les critères d’honneur
- L’évolution du corps enseignant, de la Résistance (dont les premiers enseignants étaient issus, souvent hommes et femmes de caractère) au conformisme des hauts fonctionnaires actuels
- Les conséquences du déplacement à Strasbourg, réduisant l’appétence des hautes personnalités à y opérer, et barrant paradoxalement la route de l’enseignement à la plus grande partie de la province (essayez d’aller de Limoges à Strasbourg…)
- L’insuffisante évolution des méthodes, encore largement fondées sur la restitution choses apprises
- L’absence persistante de branchement sur la recherche et le lien homéopathique avec l’Université.
- Etc.
Mais supprimer l’ENA s’apparente à supprimer le wagon de queue dans le métro…
De fait, comme il y aura pour longtemps une administration hiérarchisée, il y aura nécessairement une sélection.
Le meilleur de l’ENA, à mon avis, c’est son concours d’entrée. Il affirme le principe du mérite proclamé dans la déclaration des droits de l’homme, tout en s’apparentant heureusement au tirage au sort (puisque les critères du concours sont relativement éloignés des critères d’efficacité professionnelle, ce qui laisse des gens de haute qualité professionnelle disponibles pour les autres filières utiles au pays).
Il faut (la voie est timidement ouverte) y ajouter une part de recrutement sur dossier, pour assurer un minimum de diversité et une part de « discrimination positive ». A doser…
Qu‘une première année soit alors consacrée à la connaissance de l’administration et à l’immersion dans la « culture du service public », c’est une bonne chose. Mais immédiatement après, il faut envoyer les élèves tout nus dans la forêt vierge avec un arc et des flèches pour qu’il devienne des hommes ou des femmes. Les mettre un minimum en insécurité pendant quelques années. Voir s’ils font leurs preuves. Puis les faire revenir, peut-être en alternance, débriefer, échanger, apporter ce qu’il faut de conceptualisation, de connaissances, de théorie, en lien avec la recherche. Durant ce processus, chacun déterminera sa voie, son corps. S’il faut un ordre de choix, on se référera au classement d’entrée : il n’est ni plus ni moins juste qu’un autre. Le « classement de sortie » m’est apparu durant mes années d’intervention à l’ENA le père de toutes les perversions : bachotage, conformisme, renoncement à son originalité personnelle, langue de bois, brrrr…
Il nous restera quelques trimestres d’enseignement disponibles pour des recyclages en cours de carrière, à rendre obligatoires par exemple lors de changements de grade ou de niveau. Les hauts fonctionnaires auront l’humilité de s’asseoir de nouveau sur des bancs de classe pour mettre à jour et compléter leurs connaissances. Mais la participation à des travaux de recherche serait fortement recommandée, tant la vie du haut fonctionnaire en situation hiérarchique est un agression permanente contre la pensée autonome et la prise de recul par rapport à la doxa et aux « éléments de langage (souvenez-vous comment tous les hauts fonctionnaires – gens pourtant cortiqués - ont répété en chœur lors de la mise en œuvre de la LOLF le mantra « on va passer d’une culture des moyens à une culture de résultat »).
L’obstacle principal est, il me semble, que les écoles de fonctionnaires sont gouvernées de fait par leurs anciens élèves[3]. L’ENA n’y échappe pas, avec tout le conservatisme qui en découle. Ces lobbies pratiquent une défense élastique qui change en quelques mois une volonté de transformation profonde en quelques mesurettes hors de l’échelle du problème posé. Du coup, le politique qui veut changer quelque chose n’a d’autre choix que de « casser » : envoyer l’école à Strasbourg, voir « supprimer l’ENA ».
In fine, la question du jour la plus importante me semble être : comment composer l’instance qui va repenser le recrutement, la formation et l’entrée dans la carrière des hauts fonctionnaires ?
[1] J’ai peut-être même eu dans ma classe un dénommé Emmanuel Macron, mais il faudrait que je retrouve mes archives pour le confirmer…
[2] Mon expérience date un peu : j’y ai cessé mon enseignement il y a 6 ans, mais je n’ai pas entendu dire que les choses se soient miraculeusement transformées.
[3] J’ai participé il y a dix ans à un groupe de travail sur la réforma des études à l’école des Ponts : sur les 40 membres du groupe, 34 étaient ingénieurs de ponts et les autres « ne valaient pas mieux »…