par Gérard Moreau

La blague du jour (mais si elle était vraie ?) : créer l’ISF (Institut supérieur des fonctionnaires) en remplacement de l’ENA supprimée…
C’est vrai que l’ENA et la critique qui en est faite depuis 1945 appellent les jeux de mots : « l’Enarchie » de Jacques Mandrin, qui cachait mal JP Chevènement, ou « la ferme des énarques », livre récent moins connu d’une conseillère de la Cour des comptes, écrivaine aussi, Adeline Baldacchino, en mémoire de Georges Orwell.
L’ENA est une méthode et un symbole. Les deux sont bien évidemment problématiques et inscrits dans la dynamique politique de la société française, depuis bien avant la création même de l’école en 1945.
Méthode ? Il s’agit de savoir comment recruter et former les « hauts fonctionnaires »[1] de l’Etat pour des missions d’administration générale, économique et sociale. Sans monopole de la « haute » fonction publique puisqu’il existe plusieurs autres filières de même niveau pour l’industrie ou les « ponts », la justice ou l’université, etc… Mais la qualité de la filière provoque une première interrogation.
Symbole ? La proximité des « énarques » et des hommes politiques qui les intégraient dans leurs équipes et, du coup, qui sont souvent issus de l’ENA, a construit l’image d’un monde politique coupé du réel, c’est-à-dire du « peuple », autoritaire et centralisateur. Image fidèle ou non, elle provoque à coup sûr une seconde interrogation.
Recruter et former ? Tout peut toujours être amélioré et, de fait, il y a à faire ; mais s’agissant de recruter des agents du service public, l’exigence de base est la transparence des critères de sélection et l’impartialité dans les choix, comme l’égalité des chances des candidats. Il faut donc limiter l’entre-soi des préparations parisiennes, élargir l’information des candidat potentiels, notamment en améliorant les systèmes de bourses, si l’on souhaite d’autres candidats que ceux des quartiers riches, et en développant des cycles de préparation ailleurs que dans les instituts de sciences po, souvent connotées, pour trouver d’autres filières attractives. La formule des concours aussi anonyme que possible reste, quoi qu’on pense la meilleure et la plus juste voie. Même si la nature des épreuves mériterait d’être modifiée, en faisant moins appel aux connaissances académiques plus ou moins formatées et davantage à la capacité d’imagination et de propositions des candidats. La pluralité des voies, initiale ou après expérience professionnelle, permet parfaitement d’obtenir une diversité des profils, sans marquage des origines sociales ou géographiques. Examiner les méthodes des entreprises privées n’est jamais inutile et bien des techniques peuvent toujours être reprises, mais avec l’exigence de transparence et d’impartialité rappelée plus haut.
La formation d’application délivrée après les concours d’entrée mérite toujours examen, sachant que les stages multipliés devraient y occuper la place la plus grande possible à la fois comme première expérience professionnelle ou « formation sur le tas », et moyen de pré-orientation au bénéfice des candidats eux-mêmes pour les choix ultérieurs d’affectation. Quant aux choix d’affectation eux-mêmes, un classement de sortie, largement fondé sur les stages et sur les indications d’orientation qui en résultent, reste nécessaire, en dehors des décisions autoritaires, sans un concours de sortie académique, mais il renvoie également à la rigidité des corps d’affectation, aux voies d’intégration souvent bien étroites. Autant de questions qu’il faut réexaminer et évaluer périodiquement, sans dogme.
Ces réflexions s’appliquent, notons-le bien, aussi bien au recrutement de l’ENA qu’à celui des autres écoles de recrutement de l’encadrement supérieur des fonctions publiques, dans leur pluralité : magistrature (ENM), corps d’ingénieurs (Mines et Ponts), agrégations universitaires, statisticiens (ENSAE), cadres militaires supérieurs, cadres policiers, cadres des collectivités territoriales (INET), etc.., sans omettre par exemple les cadres hospitaliers de directions, ou de l’administration pénitentiaire !
Mais cette longue liste, qui correspond aux besoins des services publics met en évidence que la mise en exergue de l’ENA comme la priorité d’une réforme répond de fait à un besoin symbolique et médiatique d’un changement, besoin qu’incarnent les énarques décriés et qui mérite une analyse plus qu’un slogan de discours.
L’ENA symbole d’une caste ?
Une certaine symbiose, évoquée en introduction, entre le pouvoir politique et un certain nombre d’énarques qui s’y sont insérés, jusqu’aux plus hautes fonctions, nationales voire européennes, est devenue le marqueur d’un élitisme abhorré. Il faut en prendre la mesure, loin de toute démagogie sonore, qui n’est même pas l’écho d’une plainte ou d’une souffrance, mais aussi loin de l’assurance parfois hautaine des « sachants », dans un entre-soi confortable, bien éloigné de la rue et des territoires.
Dire que la France est un Etat trop centralisé (malgré sa Constitution formelle) est une banalité ; donner moyens, y compris d’expertise, aux pouvoirs locaux, généraux ou spécialisés, évaluer et redistribuer, négocier et trouver les compromis positifs d’un espace à l’autre pourrait en être l’application. Quel défi pour un régime de plus en plus présidentialisé ! Et qui commence sans doute par croire en la démocratie locale comme nationale, avec les choix et les efforts répartis qui en découlent. L’élite républicaine serait là à pied d’œuvre et sous contrôle politique, face au pouvoir économique et financier des marchés, « ultra-libéraux » par construction tant qu’une régulation démocratique n’intervient pas. Ce n’est pas seulement la tâche des « énarques » (ils n’en ont surtout pas le monopole), mais c’est certainement la leur.
En sont-ils convaincus ? Rien n’est moins sûr, mais tel est bien le terrain à reconquérir qu’un changement de sigle ou des réformes de méthode ne feront pas parcourir, si utiles soient-elles. A fortiori, si, à force de décrier les fonctionnaires et leur encadrement, on banalise leur rôle en les renvoyant à celui d’opérateurs performants.

Oui, comment conduire des services publics utiles à la collectivité sans un encadrement supérieur, à une « élite » formée mais disponible à son service ? Oui, il faut ouvrir les écoles à des voies diversifiés de recrutement mais impartiales et transparentes, mais en les imprégnant d’un esprit de service public, sans privilège et avec l’attention aux besoins des plus défavorisés comme à ceux, mais tout autrement, qui portent les dynamiques sociales, culturelles et économiques ? C’était sans doute l’esprit de la création de l’ENA en 1945, au moins pour certains, c’est encore l’esprit de nombre d’écoles ou d’instituts supérieurs d’autres cadres publics. C’est l’esprit démocratique, non de la croissance des revenus à tout prix pour faire carrière, mais d’une évolution collective, limitant les inégalités indues, trouvant les rythmes d’évolution négociés et expliqués dans un environnement changeant et constamment en péril. C’est la tâche, au service de la population, des fonctionnaires, celle qu’il faut défendre. Plutôt que contre eux, avec eux.
[1] Appellation courante et détestable ; il s’agit de l’encadrement dit supérieur, sans opposition avec qui leur seraient inférieurs…