Séminaire « Services publics de demain »
Synthèse provisoire à l’issue de la Séance du 25 novembre 2020 : quelle définition du Service Public ?

Le débat autour des services publics a trop souvent été pollué par un affrontement concernant l’accroissement ou la diminution de l’activité et des moyens de l’Etat. Le service public pourrait se définir par un critère dit organique – activité conduite par une personne morale de droit public, mais c’est plutôt la finalité qui doit guider la réflexion : les objectifs et les missions qui distinguent ce service d’une activité de droit commun. Répondre à l’intérêt général, certes, mais sous la supervision d’une autorité publique, à défaut de le faire toujours avec une prérogative de puissance publique.
L’intérêt général est vaste, et ne prédispose pas toujours à la mise en œuvre d’une mission de service public. Puisque celle-ci est placée sous le contrôle d’une autorité publique, c’est bien que cette dernière a décidé de sortir l’activité du droit commun pour la placer dans le champ particulier de l’action publique, et donc soumise au débat public, voire à l’aléa politique : car il s’agit bien d’un projet politique, qui peut être abandonné au fil du temps, ou des changements de gouvernement. Ce qui fut un temps service public ne le serait plus. Encore faut-il que ce projet soit clairement exprimé, et que les conséquences dans la mise en œuvre en tirent leur légitimité. A défaut, le juge administratif se prononce et la jurisprudence du Conseil d’Etat a défini, sur quelques décennies, un visage plus précis de ce qui entre dans la définition de « mission de service public », en actant des évolutions qui s’arriment néanmoins à la trilogie égalité-continuité-mutabilité, et en précisant la légitimité du projet par la mise en exergue d’une déficience du marché – la République est libérale plus que planiste, à l’exception de la parenthèse de l’après-guerre.
Déficience du marché… voilà qui devait indubitablement intéresser les pères fondateurs de l’Europe. Toutefois, ceux-ci, prudents, se gardèrent d’interroger trop brutalement les raisons d’une sortie du marché de pans entier de l’activité de production de biens et de services et parvinrent provisoirement à un compromis : chacun définirait comme il l’entendait les entorses aux lois du marché en fonction de la conception nationale que l’on se faisait des missions de service public, rebaptisait pour l’occasion « Services d’intérêt (économique) général », qui se justifiaient par des « missions particulières ».
A la sagesse des pères fondateurs allait se substituait le zèle d’évangélistes portés par la ferveur ayant présidé à l’Acte unique (1986), caractéristique non seulement d’une évolution de l’Europe, mais d’une partie de l’opinion publique dans les Etats membres – ou du moins au sein de leur classe dirigeante. Si le principe de services d’intérêts généraux sources de dérogation n’était pas remis en cause, il entrait en tension avec les règles de la concurrence placées au centre des préoccupations des institutions européennes. A tout le moins il était requis des autorités nationales de garantir la transparence des objectifs, des missions et du fonctionnement de ces services publics et la CJUE se mit à étudier de plus près les « missions particulières » qui justifiaient l’exonération des règles du marché.
Dans cette offensive potentiellement réductrice du périmètre des services publics, la fragilité des critères de choix put être nuisible, mais il faut également souligner la collusion de responsables nationaux désireux de démanteler certaines organisations publiques détentrices de monopoles (de service public) afin de laisser libre cours à l’expansion d’entreprises privées, par connivence au sein d’élites ou par conviction idéologique (« le privé sait mieux faire », par définition). Quitte à laisser porter le chapeau aux eurocrates. Ces derniers comprirent le danger de prêter le flanc à un tel ressentiment de la part des opinions publiques, consternées par un tel empiétement sur des choix politiques nationaux aussi sensibles : le « non » français au traité constitutionnel (2005) était passé par là et le protocole 26 du Traité du fonctionnement de l’Union européenne (Traité de Lisbonne de 2007) précisa que les autorités nationales conservaient un large pouvoir discrétionnaire pour définir le champ de leurs services publics, ainsi que « pour fournir, faire exécuter et organiser les services d'intérêt économique général d'une manière qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs ». Cette compétence nationale s’explique par « la diversité des services d'intérêt économique général et les disparités qui peuvent exister au niveau des besoins et des préférences des utilisateurs en raison de situations géographiques, sociales ou culturelles différentes; l’Union européenne s’attache à ce que soit garanti « un niveau élevé de qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l'égalité de traitement et la promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs ».
La balle est donc, provisoirement du moins, dans le camp des autorités nationales. Celles-ci doivent donc assumer un choix politique : quels services publics. Selon les secteurs, faut-il conserver, abandonner, ou créer un service public ? cela revient donc à définir l’intérêt général, dépassant les intérêts privés qui justifie le traitement particulier et la prise en compte, le cas échéant, par la dépense publique. Les services publics sont en construction permanente ; elle peut passer par une phase d’expérimentation, elle peut entraîner des résistances – «utile, mais pas chez moi, au détriment de mon bien être et de mes intérêts » (not in my backyard, « nimbyisme), et doit être assumée au niveau des décideurs politiques. Or, pour bien des services, la décentralisation a peut-être abaissé trop bas le niveau d’arbitrage et favoriser le nimbyisme des électeurs face auxquels l’élu local peut difficilement résister.
Face à la profusion des besoins, faut-il hiérarchiser, prioriser ? La demande de services publics semble connaître un degré croissant au fur et à mesure que l’on descend dans la pyramide de la hiérarchie des besoins individuelle (Pyramide de Maslow) – et l’aide alimentaire, la santé, le logement peuvent apparaître aux premiers degrés, avant l’emploi, l’éducation, etc. Aujourd’hui, il semble que le numérique soit une condition sine qua none non seulement au développement local (très haut débit), mais aussi à l’accès aux différents services publics (dématérialisation des procédures, relations en ligne avec les « guichets »), à l’enseignement (développement d’une partie des cours en distanciel), à la vie sociale (par les réseaux… sociaux) voire au débat public (à quand le vote électronique ? Déjà, les « civic tech » tentent de combler le déficit démocratique d’une République trop représentative et probablement pas assez représentée). Or, l’ironie de l’Histoire voit précisément dans ce domaine la construction de monopoles de fait, situation à la base même de la seule définition d’un service public légitime selon le préambule de la constitution du 27 octobre 1946 dispose, en son 9e alinéa : " Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ". Monopole de fait : les GAFAM, sauf peut-être en ce qui concerne les infrastructures physiques (les câbles, les hébergeurs), dominent les aspects essentiels ou stratégiques du numérique, interrogeant sur la capacité du public à s’affranchir des conditions imposées par ceux-ci. Jusqu’à une date récente, les autorités européennes ou nationales se sont moins émues de ces situations de monopoles que de l’évasion fiscale liée à leur activité à définition territoriale variable. Après tout, la mise en cause d’un monopole repose sur le constat d’une augmentation des prix proposés au consommateur ou une dégradation de la qualité du service fourni. Mais, avec les monopoles du numérique, le danger est ailleurs : la barrière possible opposée à l’accès des autres entreprises sur la « plateforme », le contrôle de l’espace public (Facebook comme arène des élections politiques, au moins aux États-Unis), et surtout l’accaparement des données, base essentielle pour la construction des services les plus prometteurs[1]. Il est donc légitime et même urgent de se poser la question d’un Service public numérique[2].
Or, le raisonnement libéral inverse la logique : puisqu’il faut réduire la dépense publique, il faut réduire le champ des services publics – sans se poser la question des besoins et du bilan coût-avantage à socialiser ces dépenses. Une réflexion sur la maîtrise ou l’évolution de la dépense publique doit d’abord porter sur les besoins à couvrir, en mettant en exergue les besoins nouveaux éventuels, face à leur solvabilité collective.
Mais au-delà de la question de la dépense, il faut aussi s’interroger sur l’adéquation du service produit avec les attentes du public. L’appropriation de l’un par l’autre n’est pas évidente et la communication institutionnelle ne parvient pas toujours à expliquer la mise en œuvre des nouvelles formes de service public, et ce à quoi ont droit les citoyens. Les expérimentations manquent parfois d’évaluation, ou de temps pour se voir pérenniser. Les attentes sont fortes et un sondage Ifop de décembre 2019 suggérait que 53 % des personnes interrogées étaient prêtes à accepter une fiscalité plus lourde afin de voir la qualité de leurs services publics s’améliorer. Celle-ci aurait-elle connue un déclin au fil des années ?Difficile de comparer sans évaluations antérieures, encore peut-on mesurer, sur quelques secteurs, l’évolution de la performance d’un service : on sait ainsi que la performance scolaire a décliné depuis les années 1990 – et plus grave encore, les inégalités entre les élèves les plus performants et les plus faibles se sont accrues. Laisser faire le marché : dans l’éducation comme ailleurs, le marché privilégie les segments les plus rentables ou les plus facilement traitables de la demande du public, au risque de délaisser les populations le plus défavorisées. Polarisation, inégalité, ressentiment, suspicion d’abandon par les pouvoirs publics : la dégradation de la qualité des services publics, supposée ou réelle, absolue ou relative, est vécue comme un désintérêt, sinon une trahison de la part de l’Etat, des responsables politiques, de Paris. Conséquences politiques indéniable, qui s’est traduite par les revendications exprimées durant le mouvement des gilets jaunes, et qui va revenir de manière tout aussi sensible à la sortie de la crise sanitaire, qui désormais se mue en crise sociale.
[1] Jamie Bartlett, L’Homme ou la machine, comment Internet tue la démocratie (et comment la sauver), De Boeck supérieur, 2019.
[2] Avis du CESE, "Services publics, services au public et aménagement des territoires à l'heure du numérique", 2020.